Propos recueillis par Hervé Nathan | Samedi 29 Mars 2014
L'économiste Frédéric Lordon publie "la Malfaçon", réflexion sur la manière dont la monnaie unique européenne a détruit les souverainetés populaires. Le livre le plus important avant les élections européennes. Il a répondu à "Marianne" en exclusivité.
Baltel/SIPA
Fut un temps où il était impossible d'émettre la moindre critique sur l'euro. La pensée économique était aussi unique que la monnaie et endormait les 324 millions de citoyens peuplant ladite zone euro. La crise de 2008, la plus longue et profonde depuis 1930, a balayé les certitudes au point que l'euro bashing serait presque devenu tendance. Raison de plus pour être sélectif dans la critique. Celle que nous propose aujourd'hui Frédéric Lordon sort justement du commun. Plutôt que de nous démontrer par a + b qu'on peut sortir de la monnaie unique, que cela ne nous coûtera pas trop cher, que les problèmes économiques du pays en seraient magiquement résolus et que cela ne tirerait pas à conséquences, il affirme au contraire, à raison, qu'il ne s'agira pas d'un dîner de gala.
Absence de démocratie
Si la Malfaçon s'avère, ce que nous postulons, être l'essai le plus important avant les élections européennes du 27 mai prochain, c'est qu'il élève le problème à son vrai niveau, celui de la politique, au sens de savoir qui gouverne la cité. Les traités constitutifs de l'euro ont littéralement congelé la politique économique, l'ont emprisonnée dans des rets si serrés que les peuples n'ont plus le pouvoir de choisir leur avenir, ce qui est bien l'absence de toute démocratie. Le réquisitoire implacable de Lordon, c'est que tout ça n'est pas le fait du hasard : «Que le peuple souverain puisse décider et réviser à sa guise, c'est ce que les puissances qui dominent la construction européenne ne veulent à aucun prix. Il ferait beau voir que le souverain décide contre les intérêts du capital.».
Faut-il le suivre jusqu'au bout ? Au centre de la Malfaçon, il y a l'Allemagne, purement et simplement réduite ici à l'idéologie de la Bundesbank. Or c'est pourtant d'Allemagne, de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, que nous vient l'exigence renouvelée d'un pouvoir européen réellement démocratique. Mais la primauté supposée de la banque allemande sur le pouvoir politique permet de nier toute évolution possible de l'Europe, et donc, non seulement de prôner la sortie de l'euro, mais aussi le détricotage de l'Union européenne elle-même, ce qui est encore autre chose. Lordon ne laisse aucune chance à une «autre Europe». Même s'il s'en défend, le retour au «national» n'est qu'une étape, le point de passage vers un autre monde possible, l'abolition du capitalisme, qui redeviendrait une potentialité dès lors que le peuple serait en possession du pouvoir. On pense irrésistiblement à un «programme de transition», comme aurait dit Léon Trotski, qui amènerait par étapes la société à remettre en cause tout l'ordre social établi. Il n'est pas question de s'interdire l'utopie - à l'heure de la crise, qui le pourrait ? Notre problème à tous, c'est que tandis qu'aucune formation de la gauche ne soutient pour l'heure cette solution, à l'autre bout de l'échiquier politique, une Marine Le Pen a aussi repéré «l'ouvre-boîtes» que serait une sortie de l'euro. Non pas pour aller vers l'émancipation des travailleurs, mais pour ériger à partir de la souveraineté retrouvée un modèle d'Etat autoritaire et de ségrégation. Et elle a une longueur d'avance. n Hervé Nathan
Marianne : Le débat que nous allons avoir n'a pas besoin de faire le procès de l'euro. Nous tenons pour acquis que la monnaie unique, telle qu'elle a été instituée, dysfonctionne, que les règles qui la gouvernent sont, comme vous l'affirmez, «intrinsèquement stupides». Ce qui nous intéresse d'abord, c'est que vous présentez la crise comme «politique avant d'être économique»...
Frédéric Lordon : En effet, je ne situe pas l'enjeu majeur de la sortie de l'euro dans une stratégie économique de dévaluation du change mais dans une entreprise politique de restauration de la souveraineté. Dont la monnaie unique a opéré une invraisemblable destruction. Il faut d'abord y voir l'effet de l'ordolibéralisme allemand [courant libéral apparu dans les années 30] pour lequel le caractère souverain des politiques publiques est une abomination de principe, l'arbitraire et la déraison étatiques par excellence. Sans surprise, c'est en matière de politique monétaire que cette phobie a été portée à son plus haut point. Imposée telle quelle à l'Europe par l'Allemagne, elle a conduit à un modèle qui asservit la conduite des politiques économiques à des règles a priori, celles des traités. Mais dans «politique économique» il y a bien «politique» ! Terme qui se trouve pourtant purement et simplement annulé par réduction à une automatique de la «stabilité». Pour faire bonne mesure, l'Allemagne, anticipant non sans raison que les règles pouvaient être violées, a obtenu que les politiques économiques soient exposées au jugement permanent des marchés de capitaux, instance disciplinaire à la puissance sans équivalent et infaillible garante du respect des normes de l'orthodoxie, le nom convenable dont s'habillent les intérêts de la rente. Les tares économiques de cette construction sont maintenant parfaitement connues. Mais ses tares politiques sont bien pires. L'ordolibéralisme euro-allemand a eu pour effet de barrer l'essence même de la souveraineté politique. Et l'Europe présente nous oblige à répondre à cette question : acceptons-nous de vivre dans un monde d'où toute substance politique a été retirée ?
A vous entendre, on a changé de régime, passant de la souveraineté au pouvoir du capital. Or, on n'a pas l'impression que les buts poursuivis par les gouvernements et les majorités différaient fondamentalement d'aujourd'hui. Le personnel politique du «monde d'avant» est toujours en place. Nous serions passés en dix ans de la lumière à l'ombre. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
F.L. : Comme souvent, le paradoxe n'est qu'apparent. Il est tout à fait exact que les orientations présentes de la politique économique française sont en place depuis les années 80, et, en cela, ne doivent rien à l'union monétaire, qui les a redéployées dans son cadre propre. Mais avec une différence radicale : en leur donnant un caractère non seulement supranational mais constitutionnel ! La tare congénitale de l'euro se tient précisément ici : dans le fait d'avoir constitutionnalisé des contenus de politiques publiques, économique et monétaire en l'occurrence. Rêve néolibéral assurément, mais monstruosité scandaleuse à quiconque conserve un peu de sens aux mots de «souveraineté démocratique». On constitutionnalise les principes généraux de l'organisation des pouvoirs publics, ou bien des droits fondamentaux. Mais la sanctuarisation irréversible, sous la norme juridique la plus haute, donc la moins atteignable, de ce que doivent être et de ce que doivent faire les politiques publiques, c'est une infamie qui ruine jusqu'à l'idée même de modernité politique. Il nous reste donc le loisir d'organiser à notre guise la flicaille et les Vélib'. Mais de ce qui pèse le plus lourdement sur les conditions d'existence de la population, les politiques économiques, nous ne pouvons plus discuter : les réponses sont déjà tout écrites et enfermées dans d'inaccessibles traités. C'est une monstruosité politique contre laquelle il faut redire que la démocratie consiste dans le droit irrécusable à la réversibilité, à la possibilité permanente et inconditionnelle de la remise en jeu, dans le cadre de la délibération politique ordinaire. La montée générale des extrêmes droites n'est pas autre chose qu'une pathologie réactionnelle, qui doit tout ou presque à cette atteinte fondamentale à la conception que les collectivités politiques se font d'elles-mêmes comme communautés de destin souveraines.
Vous affirmez donc qu'il faut retrouver la souveraineté. Et, dites-vous, «c'est plus facile dans le cadre national, qu'au niveau européen». Certes, mais on ne parle pas de la même échelle. Au niveau national, on récupérerait les instruments de pouvoir d'un pays de 65 millions d'habitants. Au niveau de la zone euro, de la puissance de feu de 324 millions d'âmes. Par exemple, un protectionnisme européen serait plus productif vis-à-vis du reste du monde qu'un protectionnisme national...
F.L. : Je soutiens en effet que la base nationale a pour rustique vertu que les structures institutionnelles et symboliques de la souveraineté y sont là, tout armées, et prêtes à être instantanément réactivées en cas de besoin. Cependant, qu'une stratégie de protectionnisme à l'échelle européenne soit plus efficace, j'en conviens sans la moindre difficulté. Mais en principe seulement. Car, en pratique, qui peut imaginer un seul instant qu'une Commission intoxiquée de libre-échangisme jusqu'au trognon puisse jamais vouloir une chose pareille ? A moins, bien sûr, qu'il ne se produise une miraculeuse unanimité intergouvernementale pour le vouloir à sa place... Mais, si votre question est plus largement celle de la sortie «par le haut» d'un fédéralisme européen souverain, il y a malheureusement loin de l'idée générale à sa réalisation.
Certes, mais qui est réticent ? Les Allemands ? Non ! Ce sont les Français qui refusent constamment les propositions des Allemands pour rétablir un niveau de souveraineté au niveau européen. Jacques Chirac et Lionel Jospin ont refusé en 2000 les propositions démocratiques de Joschka Fischer. La Cour constitutionnelle de Karlsruhe affirme périodiquement que l'on ne peut pas continuer à gouverner la zone euro sans le consentement des citoyens et demande un saut démocratique...
F.L. : Que l'Allemagne soit plus allante - très relativement - que la France pour se diriger vers un fédéralisme européen, ça ne m'est pas coûteux non plus de l'accorder. Mais quel fédéralisme l'Allemagne a-t-elle en tête exactement ? Comment imaginer qu'elle puisse le concevoir autrement qu'en y reconduisant l'absolu sine qua non du modèle de politique économique qu'elle a imposé à l'Europe, et dont elle a fait, dès le début, la condition non négociable de toute participation ?
L'idée d'un fédéralisme européen est très aimable en principe, mais ses défenseurs oublient systématiquement de s'interroger sur ses conditions de possibilité. Or on ne s'en tirera pas avec un simple bricolage institutionnel qui penserait avoir fait de la politique en posant une nouvelle chambre dotée de quelques prérogatives élargies au milieu de nulle part. Cette croyance formaliste, à laquelle le philosophe Jürgen Habermas a donné le nom de «patriotisme constitutionnel», est pour l'heure une chimère. Car les institutions n'instituent pas leurs propres prérequis, et notamment celui qui garantit un fond de communauté tel que pourra s'appliquer une loi de la majorité européenne, à laquelle une minorité consentira à se soumettre sans avoir aussitôt envie de faire sécession. Or, voici l'expérience de pensée à laquelle je conditionne toute idée fédéraliste européenne : l'Allemagne accepterait-elle, non seulement que soient réintégrées dans le périmètre de la délibération démocratique ordinaire toutes les matières qu'elle s'est évertuée à sanctuariser dans les traités, mais aussi d'être mise en minorité si d'aventure la démocratie européenne décidait de revenir sur l'indépendance de la banque centrale, de monétiser les déficits ou de rompre avec l'obsession anti-inflationniste ? Tant qu'on n'aura pas prouvé que la réponse à cette question peut être positive, l'idée de fédéralisme européen demeurera une abstraction politique nulle et non avenue.
La réponse est non aujourd'hui. Mais les choses changent historiquement. Les Allemands bougent, certes lentement et sans entrain, mais les majorités successives outre-Rhin ont toujours fait le pas nécessaire. Rien ne dit par exemple que la Cour de Karlsruhe ne finisse pas par accepter le soutien que la BCE de Mario Draghi a apporté aux Etats en difficulté... Vous désespérez un peu vite !
F.L. : Comme toute société, l'Allemagne évolue et ses invariants symboliques de longue période (pas si longue d'ailleurs, tout ça ne remonte jamais qu'aux années 20) finiront évidemment par changer, en matière monétaire comme pour le reste. Mais la question est ici toute concrète : quand ? Des peuples crèvent et l'urgence est extrême. Le seul accélérateur de l'histoire possible viendrait de ce que l'Allemagne, à son tour, se mette à souffrir des dégâts que ses principes infligent à toute l'Europe. Eventualité improbable cependant, car les principes allemands sont... adéquats à l'économie allemande !
Certains critiques de l'euro affirment qu'il faut «casser l'euro pour sauver l'Europe». Mais ce n'est pas votre propos : votre projet de monnaie commune, alternative à l'euro, exclut l'Allemagne, et de fait ses satellites : Autriche, Pays-Bas, Finlande, Belgique. Une Europe sans ces pays, ce n'est pas l'Europe...
F.L. : Oui, la monnaie commune se ferait, dans un premier temps, sans l'Allemagne ni ses satellites. Le projet européen y survivrait-il, comme à une sortie unilatérale de l'euro, d'ailleurs ? Je ne sais pas, et, pour tout vous dire, c'est une question que je ne trouve pas très importante. Ou plutôt que je trouve mal posée telle quelle. Il faut en finir avec ce fétichisme européen, qui cherche à «faire l'Europe» sans jamais s'interroger sur les conditions de possibilité politiques de ses lubies successives. Et il faut en finir aussi avec ces imprécations, moitié débiles, moitié hallucinées, qui nous promettent l'enfermement façon forteresse et la régression obsidionale en cas d'abandon de l'euro, comme si la France d'avant l'euro, comme si les 170 nations hors Union européenne n'étaient que des Corée du Nord. La bêtise d'une certaine éditocratie est sans fond. Il n'y a que des avantages à cesser de poursuivre des fantasmes de constructions mal conçues, pensée défectueuse qui a produit suffisamment de désastres pour qu'on s'en avise. On peut ne pas faire monnaie unique ni libre-échange sans rivage, et pourtant continuer d'approfondir tous les autres liens entre peuples, précisément en déshérence aujourd'hui : scientifiques, artistiques, éducatifs, culturels. Incroyable : il y a une vie possible entre les nations hors la circulation des marchandises et des capitaux !
Reste une question politique. Vos propositions, comme celles de Jacques Sapir, ne sont portées que par une formation en France, à l'extrême droite, dont vous dites que vous «l'exécrez». Vous-même, vous êtes pour la sortie du capitalisme. Alors êtes-vous «l'idiot utile» du Front national, c'est-à-dire un homme aux convictions sincères mais qui fournit à d'autres les marrons à retirer du feu ? Que faire pour ne pas être récupéré ?
F.L. : A part répéter que l'entreprise politique du FN m'est odieuse, rien. Ou plutôt si : refuser à toute force la démission intellectuelle et politique qui consent à se laisser dépouiller de tout - euro, mais aussi critique de la finance, et même lutte des classes ! - dès lors que le FN y a mis ses pattes sales. Les idiots utiles me semblent plutôt à trouver du côté des tenants de cette désertion qui a pour effet de laisser au FN le monopole et de la critique et de la défiguration de la critique. Si mon travail a un sens politique, c'est bien celui de lui ravir ce monopole, que d'autres partis, le Front de gauche notamment, s'emparent de ces idées et nous délivrent de ce fléau où d'ailleurs l'européisme abstrait trouve désormais son premier et dernier argument. Carles alliances objectives ne sont pas toujours celles qu'on croit.
REPÈRES
Ordo-libéralisme
Ecole de pensée économique issue de la pensée chrétienne allemande qui postule que l'économie de marché doit s'inscrire dans un cadre normatif fixé par l'Etat, qui ne doit ensuite pas intervenir dans son fonctionnement. Les règles sont nécessaires et suffisantes à garantir l'ordre social. L'ordolibéralisme se distingue du libéralisme pur, qui postule le laisser-faire.
Monnaie commune
Elle se distingue de la monnaie unique en ce qu'elle permet des ajustements concertés entre les monnaies nationales qui la composent, et qu'elle sert de vecteur des échanges avec les autres économies. Elle permet aux pays membres de régler leurs compétitivités relatives par des dévaluations et d'échapper aux mouvements spéculatifs à l'intérieur de sa zone.
Jürgen Habermas
Philosophe allemand, né en 1929, pour qui un «patriotisme constitutionnel», autrement dit l'attachement à la démocratie, doit remplacer la référence à l'Etat-nation dans son pays, après le nazisme.
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