MÉDIAS • Le journaliste Jean-François Kahn critique, dans son livre «L’horreur médiatique», une presse française qui gonfle certaines affaires et qui exerce sur le public une «dictature des émotions». Interview.
Avant de créer les deux magazines «Marianne» et «L’Evénement du jeudi», Jean-François Kahn a été journaliste au «Monde», à «L’Express», à Europe 1 et à Antenne 2. De sa longue expérience au sein de la presse française, il a tiré plusieurs essais. Dans «L’Horreur médiatique», paru récemment chez Plon, le journaliste français critique une presse qui exerce sur le public une «dictature des émotions».
- Les mêmes analyses, jugements,formules ou expressions sont utilisés trente fois par jour dans différents journaux, dites-vous. Est-ce cela «l’horreur médiatique»?
Jean-François Kahn: Oui, elle se résume en un mot, l’uniformisation, voire même l’«hystérisation». Je m’explique. On a l’impression que depuis 30 ou 40 ans, depuis qu’il n’y a plus de grandes perspectives idéologiques, depuis que les journaux ne présentent plus des alternatives différentes, qu’ils ne portent plus une utopie (tel est républicain, tel autre libéral, socialiste ou monarchiste…), on a donc l’impression que, depuis, le pluralisme s’est considérablement restreint. Il laisse ainsi un vide comblé par une hystérie médiatique.
Le moindre fait divers, le moindre geste politique sont démesurément amplifiés et montés comme une mayonnaise par la presse. D’où ce sentiment chez le public d’une insupportable superficialité, et surtout d’une dictature des émotions. J’ajoute que cette hystérie est renforcée d’une part par les réseaux sociaux qui incitent à l’emballement. Et d’autre part par les chaînes d’info en continu qui doivent exploiter à mort le moindre incident.
- Un exemple?
Je me permets de citer ici un exemple français: l’affaire Leonarda, cette jeune fille rom que le gouvernement a expulsée il y a quelques mois parce qu’elle était en situation irrégulière. Avec le recul, on voit comment cette affaire a été archigonflée par les médias, comment on en est venu à la comparer aux rafles des Juifs en France durant la Seconde Guerre.
- Dans votre livre, vous montrez comment cette uniformisation envahit l’espace médiatique français. La voyez-vous également dans la presse suisse?
En Suisse, l’uniformisation est relative. Le fédéralisme y est pour quelque chose. La presse helvétique reste très diversifiée; vous avez celle de Genève, de Fribourg, de Bâle, de Zurich… Bref, ce n’est pas comme en France où tout est centralisé, où tout se passe à Paris (ndlr: lire ci-dessous). J’ajouterai que même si dans la presse helvétique on rencontre parfois une unité de ton, l’hystérisation ne va jamais aussi loin qu’en France.
- Et pourquoi?
Parce que c’est une question de culture, de mentalité. La vie politique en France est vécue comme une guerre civile, ce qui n’est absolument pas le cas en Suisse. Prenez l’affaire Dieudonné. Elle a provoqué chez nous une bagarre dans une boutique de vêtements entre trois jeunes gens d’extrême droite et trois autres d’extrême gauche. La confrontation a conduit à la mort de l’un d’eux. A la suite de ce drame, on a eu l’impression pendant quatre jours qu’une immense vague de fascisme déferlait sur la France.
En revanche, Dieudonné a été autorisé à jouer à Nyon ce mois, cela n’a pas causé de drame pour autant. C’est dire…
- Votre livre commence par ces trois mots «Vous les médias!», interjection très souvent lancée à la face desjournalistes, écrivez-vous. Que cache-t-elle au juste?
Une accusation sourde. Vous les médias, constituez une caste, un ordre aristocratique qui ne vit pas la vie des lecteurs. Voilà ce que ces trois mots signifient. En clair, ils dénotent une cassure entre l’opinion du commun des mortels et celle serinée par les journaux. Le lecteur a l’impression qu’on le méprise, qu’on ne tient pas compte de ses requêtes.
J’irai même plus loin en vous disant que le populisme que l’on voit croître aujourd’hui en Europe est nourri involontairement par une presse qui ne laisse pas d’espace aux revendications d’une certaine société, celle dite «d’en bas». Une société sans porte-voix médiatique, qui donne ses voix aux dirigeants populistes.
- Que pensez-vous des réactions de la presse suisse, suite au référendum du 9février sur l’immigration?
Je préfère vous donner mes impressions sur les réactions de la presse française qui éclaireront mieux ma pensée. Je vous parlais d’hystérisation. Eh bien la presse française s’est beaucoup excitée au sujet du vote suisse qu’elle a présenté comme une grave dérive xénophobe. Or je puis vous assurer qu’avec le même référendum conduit en France, 60% de la population aurait voté contre l’immigration massive.
- Il y a «cassure» disiez-vous. Dans ce cas, les médias ont-ils encore une influence sur l’opinion publique?
Ils en ont de moins en moins. Ou plutôt, ils en ont a contrario. Il suffit, par exemple, qu’un candidat à la présidence d’un pays soit défendu ardemment par la presse pour qu’il perde les élections (comme c’est le cas en France); il suffit qu’un écrivain soit qualifié de médiatique pour qu’il ne vende plus ses livres. Bref, il y a un rejet pour cause de méfiance.
- Vous critiquez cet «ordre aristocratique» dont vous faites partie. Il y a de l’amertume dans votre livre. Avez-vous des regrets?
Je ne pense pas être amer, non. Je montre tout simplement que le système médiatique est en train de devenir fou (pour toutes les raisons que j’ai évoquées) et qu’il rend ainsi la société folle.
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Des journalistes en vase clos
«L’exemple de la France est typique, confie Jean-François Kahn. Chez nous, il n’y a plus de clivage. La presse ne s’entre-déchire plus sur les problèmes économiques, politiques ou sociaux. Bon, quelques rares sujets divisent encore, comme l’immigration chez vous, ou ailleurs en Europe. Mais en général le consensus règne. Comment voulez-vous qu’il en soit autrement? Vous avez sur chaque sujet trois journaux qui font l’opinion: «Le Monde», «Le Figaro» et «Libération».
Tous les journalistes qui y travaillent vivent dans la même ville: Paris. Ils ont suivi le même cursus, ils fréquentent les mêmes lieux, lisent les mêmes livres, s’entassent les uns sur les autres, s’imprègnent de leurs idées respectives et finissent par penser pareil. Ce qui n’est pas le cas en Suisse, en Italie ou aux Etats-Unis, par exemple.
Bon nombre de ces journalistes ont commencé à la gauche de la gauche et ont fini par se rallier au néolibéralisme. A force d’osmose, ils se sont confectionné une sorte d’idéologie syncrétique. Le comble, c’est que ce qu’ils disent dans leurs journaux respectifs est repris le matin par la radio et le soir par la télévision. Comment voulez-vous après ça que la route ne soit pas barrée à la diversité?!»
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