Suite à l’affaire d’Etat Dieudonné-Valls, une nuée « d’experts » masculins francophones, âgés entre 40 et 75 ans, a été vue, entendue ou lue sur la question. Quant à la jeunesse de moins de 30 ans qui se situe sur une toute autre longueur d’ondes ? Dix secondes aux JT et circulez ! Or, voici une affaire devenue internationale et transgénérationnelle. Loin de s’éteindre et parce qu’elle nécessite de sortir du faux-débat, du terrorisme intellectuel ou de la censure, FDC accueille la plume de Mehdi Blondiau, 28 ans, diplômé en Philosophie (ULB).
Pour enfoncer le clou : Nicolas Bedos ! Ce fils du show-biz – non dénué d’un certain talent que sans doute l’ambiance gaucho-branchée, individualiste et imbue d’elle-même a contribué à affirmer – se moque de tout ce dont on peut se moquer. Arabes, banlieue et Hitler.
S’il a pu déranger une, deux, peut-être trois fois, avec ses récits de vie de bohème-chic à succès, un petit « pd » par-ci, un « je vais me faire Natacha Polony » par-là, on rajoute deux, trois « connards », un mépris souriant du public qui l’adule et … il ne dérange plus personne. On a bien vu les rires bien plus sympathiques et complaisants que sincères à sa chroniquedu samedi 11 janvier 2014 au sein de l’émission On n’est pas couché .
Il résume à lui seul la stupidité de tout ce qui a pu être dit sur le sujet. Barbe islamiste et moustache à la Hitler. L’amalgame qui ne dérange plus personne, parce qu’en effet : c’est juste un déguisement de « méchant ». Le méchant qu’on reconnaît tous.
Mépris scandaleux de ce que l’on croit être le public de Dieudonné en imitant un pseudo-banlieusard-type. Il serait analphabète total, tant au niveau langagier que politique. Il ne comprend pas qu’en réalité, être antisémite « c’est pas bien » et « bien différent qu’être contre la politique d’extrême-droite d’Israël ». Merci, Nico ! Rappelons néanmoins qu’à l’époque, avant « d’entrer en guerre », Dieudonné était empêché et lynché pour une position purement politique envers Israël.
Ensuite, notre « fils de » gave tout le monde avec ses propos crasses sur le nez des juifs, sur les accointances médiatiques, etc. Ah non, c’est de l’humour c’est ça ? Il rend le discours de Dieudonné, faisant mine de la parodier, raciste et débile, se permettant de dire lui-même sur le ton de l’humour ce que Dieudonné ne penserait vraisemblablement jamais.
Pour terminer, notre génie rappelle qu’ « on peut en effet rire de tout, et même avec tout le monde, mais à condition de ne pas être n’importe qui » (sic!). Concluant le tout sur un vide vulgaire de foutage de merguez dans « son gros cul de breton », faisant la quenelle à tout va. Comme quoi, il n’est pas n’importe qui.
Bref, passons. Mais si certains voyaient encore en Bedos – après son évolution télévisuelle remarquable, sa télégénie contagieuse et ses petits airs complices avec chaque invité de chaque plateau – un rebelle parce qu’il disait « chatte » sans retenue : le voilà à nouveau démasqué.
Tout a été dit sur Dieudonné ? Des 150 débats et articles qui précédèrent et suivirent l’interdiction de son spectacle « Le Mur » jusqu’à cette parodie de sketch, que pouvons-nous retenir ?
Nous avons donc bien compris que d’après certains les propos antisémites ne sont pas une opinion mais un délit. Que d’autres réaffirment que la liberté d’expression est mise à mal en France, et que ce n’est pas la première fois.
Si certains se plaignent d’une recrudescence monstrueuse des idées racistes, d’autres voient la liberté d’expression être attaquée chaque jour un peu plus. Le racisme est effectivement présent en France. Que ce soit de la part des ministres de l’Intérieur sous Sarkozy, des affaires Guerlain, Zemmour, Valls, et qui demain ? Pourtant, à chaque fois, il y a scandale, parfois procès, hystérie collective : on s’indigne en chœur. Pensant que l’interdiction permettra au racisme (… et à l’antisémitisme) de s’éteindre une bonne fois pour toutes. Comme a tenté de le préciser Jean Bricmont, rien de plus faux. Posons-nous les bonnes questions.
Il y a certes ce qu’on appelle ses dérapages, mais comme il a été dit récemment, lorsqu’on dit « je n’aime pas les Américains » il paraît évident qu’il s’agit de dire que c’est la politique américaine, propre à un événement précis qui dérange… et si la loi considère que certains propos sont excessifs ; qu’elle calme le jeu n’est pas en soi un problème. Je ne veux pas rentrer dans ce débat. Nous pouvons essayer d’en sortir alors par le haut, ou encore le prendre de biais, tenter de réfléchir autrement.
On le répète assez, et toute réflexion légèrement sociale confirme ce regard : le contexte socio-économique actuel conduit à une forme d’individualisme névrosé, dirigé par un fétichisme capitaliste qui devrait répondre à tous nos manques. Plus clairement, la société marchande telle qu’elle se déploie, après avoir offert à chacun le loisir d’établir individuellement son confort matériel, en vient à vivre tout ce qu’il est possible de vivre à crédit, à distance : virtuellement. Possesseur de rien, connecté à tout, il nous faut une identité, une appartenance, une frontière.
Ce contexte conduit à un positionnement de retrait systématique, de désengagement, mais aussi de peur et de méfiance généralisées. Avec les termes consacrés, il s’agit d’une « crise identitaire » qui prend souvent la forme d’un « repli communautaire ». C’est-à-dire ? Perdant le sens des valeurs qui gouvernaient jadis un projet global, que ce projet soit national, universel, ou que sais-je, on perd le sens de la réalité, la possibilité de s’impliquer dans ce réel, on se replie sur une forme de communauté ; la communauté la plus facile étant l’appartenance. L’homme global et connecté est l’homme absolument isolé. Et un homme isolé a besoin de consistance.
Que dit Dieudonné ? Et bien que les appartenances sont caduques. Lorsqu’on lui demande « êtes-vous antisémite ? »,Dieudonné répond que pour lui, ça ne veut rien dire. « Juif ou antisémite, dit-il, sont des croyances qui ne m’intéressent pas (…) je me situe à une extrême distance de ces problématiques ». Comment comprendre ce que cela implique ?
Cela veut dire qu’il refuse les termes de la question ! Cela signifie que (et il l’a dit à plusieurs reprises) le « juif » n’est pas quelque chose qui existe pour lui, au sens où à ses yeux il n’y a que des hommes libres, différents et égaux en tant que tels. Son métissage est celui-là. A tous ceux qui ne comprennent pas son soi-disant passage de l’antiracisme à « l’antisémitisme », il faudrait expliquer que si pour lui, il n’y a ni race, ni juif, il ne peut s’agir d’antisémitisme. On pourrait même, dans une certaine mesure, être d’accord avec Zemmour, qui fait de Dieudonné l’enfant terrible de la gauche antiraciste …
Antiraciste et anti-communautariste, voilà ce que l’on disait du Dieudonné de la fameuse époque « Elie et Dieudonné ». Voilà aussi ce que l’on pourrait garder de lui aujourd’hui.
Dire à autrui qu’il n’est pas différent et rire de ce sur quoi il fonde sa différence, voilà les limites du rire qu’il propose. Si son discours a un amer goût politique, suscite un rire nerveux et gêné, c’est bien pour cette raison ! Il en va aussi bien du musulman, qui se définit comme tel par son appartenance à un culte qui le conduit à aller se faire exploser, que de celui qui crie « Shoah » et « antisémite » partout, se sentant appartenir à une communauté en fonction d’un malheur passé, d’un exode ou que sais-je encore…
S’il est assez normal de se raccrocher à une identité propre dans un contexte de perte radicale de repères – d’ailleurs Dieudonné semble tendre lui aussi vers un retour à son identité camerounaise – il faut bien pouvoir en rire. C’est une réaction certes normale, mais qui doit être pacifiée ! Ce qu’il dit c’est « ne m’emmerde pas avec ça, laisse moi vivre, dire et rire, et je ne t’emmerderai jamais si tu dis ou ris de moi ». Voilà son anti-communautarisme.
Rire de ce qui fait qu’on se sent attaché à ceci où cela, de ce qui crée les tensions, voilà un rire qui me semble sain et salvateur. Dans une société qui se disloque autour des questions de l’identité et de l’appartenance communautaire, essayer d’en rire pour les rendre plus légères, pour les aborder avec moins de passion.
Lorsqu’il rit de l’Antillais raciste de l’Africain, sous prétexte qu’il serait un peu plus blanc et civilisé, nous pourrions voir que Dieudonné montre là le ridicule de ces appartenances qui se positionnent les unes contre les autres. Lorsqu’il met en scène le musulman tel qu’on peut l’imaginer dans le cliché, avec la rage envers les juifs du monde entier en les traitant de « chiens », nous pouvons y voir une mise en tension comique du caractère dérisoire de cette guerre musulmans-juifs qui n’en finit pas.
S’il est important de parler de Dieudonné aujourd’hui, au-delà des questions déjà tant traitées de la liberté d’expression, de l’interdiction préalable, de la diffusion des messages de haine, ou encore du voile que cette affaire pose sur les problèmes sérieux de société, c’est aussi et surtout parce que – et les réactions violentes et hystériques que cette affaire soulève en témoignent – il s’agit d’un véritable problème sociétal.
Les tensions communautaires sont à leur comble et lorsque Dieudonné vient dire que tout cela, c’est un faux problème ; que les communautés, c’est juste des personnes qui se croient habités d’un projet propre et qui, de ce fait, en rejettent d’autres. Souvent des personnes qui considèrent leur appartenance comme un groupe politique minoritaire qui doit faire valoir des droits. Parfois des personnes qui se pensent au dessus de la mêlée et justifient leur violence par l’appartenance malheureuse à une communauté ou à un malheur passé. Je parle ici aussi bien des arabes revanchards de la colonisation, que des juifs amers de la Shoah, aussi bien des homosexuels avides de droits désuets que des féministes frustrées de l’état patriarcal de nos sociétés. Aussi bien des noirs disant que c’est la faute à l’esclavage, que des blancs perdus et/ou à la rue qui en veulent à tous ceux que je viens de citer et pensent que le FN ou la « droite décomplexée » est la solution ; et j’en passe.
Je ne dis pas qu’arabes, juifs, homosexuels, féministes, noirs, blancs, etc. sont à résumer de la sorte, je dis que l’on pourrait considérer ces catégories comme un faux problème, une question personnelle, certes, mais qui ne doit plus être primordiale ! Mon avis est que Dieudonné rit de ces gens non pas pour ce qu’ils sont, mais pour ce qu’ils se revendiquent être!
Ainsi, pour amener la question à un niveau supérieur, si cela est encore permis … est-il possible de refuser les termes du débat qui continuent envers et contre tout à essentialiser tout discours, qui s’obstinent à parler de telle ou telle communauté comme s’il s’agissait de réalités en soi : « les arabes », « les musulmans », « les juifs », « les sionistes », « les noirs », « les antisémites », « les fachos », etc. Laissons cela au discours médiatique qui divise en permanence. Il s’agit de refuser cela. Non pas en tant que position politique définitive, mais de sorte que l’on puisse en rire, avec un humoriste, avec un bouffon sensé. Un bol d’air frais pour, qui sait, amener peut-être la politique ailleurs !
Tout humoriste est politique.
Voilà à quoi doit servir Dieudonné. Dépasser la politique de l’appartenance, du porte drapeau, du parti, de la couleur de peau ou de la culture, et aller vers la politique de la participation concrète à des projets communs, de l’investissement dans la réalité en tant qu’humains habitant sur une même planète. Ceci me semble à la fois plus excitant et plus apaisé que toutes les réactions que l’on a pu voir jusqu’ici.
Mehdi Blondiau
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