Le Front de Gauche présente ses têtes de liste aux élections européennes, le 7 avril 2009 à Paris (SIMON ISABELLE/SIPA)
Le Front de Gauche s’enlise dans ses dissensions à l’approche des municipales. Le Parti communiste et le Parti de Gauche vont avoir du mal à se rabibocher lors de la campagne des européennes qui, en 2009, avait pourtant permis de lancer l’attelage sur les rails électoraux.
Le 16 février, Jean-Luc Mélenchon a même laissé planer un doute sur son alliance avec les communistes. Le chef de file du PG se dit désormais « méfiant et moins naïf » et courtise d’autres formations politiques.
Lundi, il s’est entendu avec Olivier Besancenot pour organiser une marche le 12 avril. Le numéro un du PCF, Pierre Laurent, a tenté de raccrocher les wagons en évoquant une participation de la gauche du Parti socialiste.
Sérieux, c’est tabou
Ancien dirigeant d’Attac, Aurélien Bernier, a publié plusieurs ouvrages sur la mondialisation et l’écologie politique. Il collabore régulièrement au Monde diplomatique et gravite autour du Front de Gauche.
Dans son dernier livre – « La Gauche radicale et ses tabous » (Seuil, 2014) –, il critique l’abandon de la souveraineté nationale par le Parti communiste. C’est là que se trouverait, selon lui, l’un des points de crispation entre Pierre Laurent et Jean-Luc Mélenchon.
Plaidant pour une rupture avec l’euro et un protectionnisme de gauche, l’auteur prédit, pessimiste, une large poussée du Front national aux européennes. Entretien.
Rue89 : Dans votre livre, vous décrivez l’abandon de la souveraineté nationale par le PCF au profit d’un « altereuropéisme » qui veut réorienter l’Europe de l’intérieur. Quand a eu lieu le basculement ?
Aurélien Bernier : Tout se passe autour du printemps 1997, lorsque le Parti socialiste et le Parti communiste commencent à négocier dans la perspective des élections législatives qui, à l’époque, sont programmées en juin 1998.
Nous sommes cinq ans après Maastricht et les partis au pouvoir sont en train de préparer le passage à l’euro. Le calendrier et les critères se précisent. Le Parti socialiste fait savoir aux communistes que ses positions sur l’Europe sont incompatibles avec une participation au gouvernement.
En effet, le PCF est toujours sur ses positions de 1992 : la monnaie unique est un outil de mise sous tutelle des Etats au profit du libéralisme. Début 1997, le PCF lance même une pétition contre le passage à l’euro.
Le secrétaire général du PCF, Robert Hue, est coincé entre ce discours et son souhait de s’allier avec le PS. La dissolution de l’Assemblée nationale accélère les choses : l’ultimatum de Jospin est accepté par les communistes.
Les socialistes et les communistes font une déclaration commune qui évoque « un dépassement de Maastricht ». Personne ne sait ce que cela veut dire : faut-il dénoncer le traité, le renégocier ? Ce flou politique convient au PS. A partir de là, le discours du PCF est édulcoré sur les questions européennes.
Et Robert Hue abandonne tout principe national...
Après la formation du gouvernement de gauche plurielle, la signature du Traité d’Amsterdam confirme le passage à l’euro dans des conditions d’austérité.
Le PCF laisse faire et Robert Hue se déclare « euroconstructif » : il souhaite réorienter la construction européenne. Il oublie de dire que, depuis l’Acte unique de 1986, l’ordre juridique européen est façonné pour empêcher tout changement de politique économique.
La difficulté du Front de Gauche à avoir des positions claires sur l’Europe vient en grande partie de ce revirement idéologique du PCF.
Cet « abandon » favorise la montée du Front national ?
Le Front national émerge en 1984, à l’occasion des européennes. C’est la première élection nationale depuis l’arrivée au pouvoir de Mitterrand et le tournant de la rigueur. L’extrême droite pointe à 10,95%. Les Français ne sont pas devenus du jour au lendemain racistes ou poujadistes : c’est un vote protestataire, qui va se massifier lors des élections suivantes.
A partir des années 90, les choses changent du fait de l’évolution du Front national. Le parti passe de l’ultralibéralisme à un discours protectionniste et anti-européen. Cette bascule est due à la chute de l’URSS, qui estompe l’anticommunisme du FN, et à l’essor de la mondialisation. L’extrême droite comprend qu’elle gagne à devenir anti-mondialiste.
Pendant cinq ans, il y a donc un affrontement entre le Parti communiste et le Front national sur ce thème de la souveraineté...
Le PCF ne lâche pas et défend une vision progressiste. Lorsque Robert Hue abandonne le discours eurocritique, le FN reste maître du terrain.
Ce qui est intéressant, c’est le fait que le PCF va, selon vous, s’appuyer sur la pensée trotskiste et altermondialiste pour justifier son nouveaupositionnement...
Dans la pensée trotskiste, la révolution n’a pas de frontières. Défendre la nation, c’est petit-bourgeois, c’est servir les patrons. Lutte ouvrière (LO) est extrêmement caricatural sur ce point.
A la fin des années 90, le mouvement altermondialiste reprend un peu le même discours avec son slogan une « autre mondialisation est possible ». C’est l’idée que l’on peut réformer les institutions internationales.
Quand le PCF commence à se dire « euroconstructif », il adopte cette idée que l’Europe peut devenir sociale si on mène des batailles à l’intérieur. Robert Hue finit même par dire que l’on ne pourra pas changer les choses en France sans changement européen préalable. Ce sera redit en 2011, quasiment dans les mêmes termes, par Pierre Laurent.
Comment les dirigeants du PCF ont-ils réagi à votre livre ?
Le PCF est très gêné. L’Humanité n’a fait qu’une brève sur mon bouquin. Et lorsque Pierre Laurent a été interrogé, chez Laurent Ruquier, par Natacha Polony, il a botté en touche. Mais les militants de base ressentent ce flou et beaucoup le regrettent.
La question européenne est donc au cœur des tensions stratégiques entre le Parti de Gauche et le Parti communiste ?
C’est un tout. La question centrale est celle du rapport avec le PS. Or, si le PCF ne change pas d’attitude sur l’Europe, c’est en partie pour rester « socialo-compatible ».
De son côté, le PG, qui était parti sur des positions ambiguës, a évolué du fait de la crise, des diktats du capitalisme allemand, de la crise grecque, etc. Tout cela oblige à penser la désobéissance à l’Union européenne.
Mais le parti de Jean-Luc Mélenchon a encore du mal à aller au bout de la logique sur l’euro. Marine Le Pen a centré sa campagne là-dessus et il y a eu des amalgames déplorables entre le FN et le Front de gauche, comme le dessin de Plantu. Pour se distancier du FN, le PG imagine des solutions extrêmement compliquées et techniques pour dire que l’on peut rester dans l’euro tout en s’affranchissant des politiques monétaires. Ce qui serait finalement une sortie de l’euro déguisée.
Les formations vont-elles trancher entre la position plus radicale du PG et celle plus réformiste du PCF ?
Malheureusement, je pense que l’ambiguïté va continuer. J’imagine mal que le Parti de gauche puisse faire des listes aux européennes sans le PCF, ne serait-ce que pour des raisons pratiques. Ils vont donc chercher un compromis, une cote mal taillée entre les deux positions.
Les choses bougent cependant. Le PCF a sorti un texte en novembre – « Refonder l’Europe » [PDF] – où il est dit que le souhait des communistes est la formation d’une « union de nations et de peuples souverains et associés ». Mais ce n’est qu’un horizon. Il n’y aucune proposition de rupture immédiate avec l’Europe actuelle. Du coup, le Front national va encore avoir un boulevard parce qu’il sera le seul à dire qu’il faut sortir de l’euro et rompre avec l’UE.
Politique-fiction : vous avez les pleins pouvoirs pour écrire le programme du Front de Gauche. Que faut-il faire ? Quelle feuille de route ?
Il faut restaurer la primauté du droit national sur le droit communautaire. Pour cela, il faut modifier la Constitution et notamment le titre XV, qui traite de l’articulation du droit national et de l’Union européenne.
Il faut ensuite sortir de la monnaie unique et le faire de manière unilatérale pour la simple raison que la France n’aura pas l’accord des autres Etats membres pour changer la politique monétaire.
Au-delà de cette rupture avec l’ordre juridique et l’ordre monétaire, il faut bien sûr insister sur le fait que l’on veut construire autre chose, à partir de coopérations.
Il y a tout de même un paradoxe dans votre raisonnement. Si, comme vous le suggérez, la population française est favorable à une rupture avec l’Union européenne, pourquoi continue-t-elle d’être aussi réticente à l’égard de la question monétaire ?
C’est un vrai paradoxe. Lorsque l’on regarde l’enquête Ipsos « Nouvelles fractures françaises », on s’aperçoit que les sondés réclament plus de souveraineté nationale à 70%. Par contre, sur l’euro, même si on est passé de 28% à 33% en un an, la sortie n’est pas majoritaire.
C’est normal pour deux raisons : il y a une quasi-unanimité politico-médiatique sur l’Europe. A part quelques intellectuels comme Jacques Sapir ou Frédéric Lordon, cette position n’est pas présente dans les médias. Et puis, il y a la peur du saut dans l’inconnu, alimentée par la propagande qui nous dit que ce serait une catastrophe.
Sauf que ce n’est peut-être pas uniquement de la propagande...
On a voté non en 2005 et ce n’a pas été une catastrophe. Le Royaume-Uni a refusé de rentrer dans la zone euro, il n’a pas été envahi par l’Union européenne. Tout cela est fantasmé.
Il ne faut pas confondre coopération et supranationalité. On a fait croire aux gens qu’il fallait absolument construire une structure supranationale et grignoter le pouvoir des Etats. C’est l’inverse qu’il faut faire.
Regardez l’Amérique latine : le basculement du Venezuela a servi d’exemple à d’autres pays et a permis de reconstruire d’autres espaces de coopération en évitant la domination des Etats-Unis.
Le Front de Gauche a défendu l’idée d’un protectionnisme européen en 2012. Cela ne vous semble pas pertinent ?
Le protectionnisme européen est à la fois impossible et inefficace. Impossible, car il est contraire au Traité de Lisbonne et aux différentes directives construites autour du libre-échange. Il faudrait l’unanimité des Etats pour activer un réel protectionnisme européen.
Inefficace, car le plus gros problème n’est pas le protectionnisme vis-à-vis des pays émergents. Le commerce des Etats membres se fait surtout à l’intérieur de l’Union européenne alors même que des pays comme l’Allemagne font du dumping.
Quelles différences entre un protectionnisme national de gauche et celui défendu par le Front national ?
Le protectionnisme a deux fonctions : relocaliser l’activité et casser le chantage aux délocalisations. On pourra alors imposer des normes sociales et environnementales ambitieuses aux entreprises.
Le FN parle aussi de relocalisation, mais il le fait dans une logique capitaliste de reconquête de compétitivité des entreprises françaises sur la scène internationale. Il n’a aucunement l’intention de remettre en cause les politiques de Total en Asie du Sud ou d’Areva en Afrique. C’est une approche un peu à l’américaine : du protectionnisme quand c’est nécessaire et du libre-échange pour conquérir des marchés.
Bref, je dis peut-être la même chose que le Front national sur quelques mesures techniques, mais avec une perspective inverse : il faut reprendre le pouvoir sur les entreprises et obliger les multinationales à rendre des comptes.
Lorsque l’on évoque un repositionnement « national » du PCF, on pense au discours de Georges Marchais sur l’immigration. Pourquoi est-ce aujourd’hui un repoussoir ?
Ce discours a été très mal formulé. Que le PCF dise que l’immigration est utilisée par le patronat pour faire pression sur les travailleurs français, c’est légitime. Les désigner comme responsables de trafics alors qu’il n’y a aucune preuve, c’est tout à fait scandaleux.
La gauche radicale a abandonné tout travail de fond sur les questions migratoires. Il y a des réflexions à avoir sur les conditions de l’intégration : permettre aux migrants d’être accueillis dans de bonnes conditions et, en contrepartie, s’assurer qu’ils respectent ce que la société française demande à chaque citoyen.
Des militants, lors de la soirée électorale du Front de Gauche pour les élections européennes de 2009 (MAISONNEUVE/SIPA)
Ce que vous appelez « l’OPA du Front national » n’a-t-elle pas duré trop longtemps pour qu’un retour à des positions souverainistes ne soit pas perçu comme un repli malsain ?
Jean-Luc Mélenchon est l’un des rares politiques à avoir dit : « Je me suis trompé en votant oui à Maastricht. » Je pense que la gauche gagnerait à admettre ses erreurs. Ce serait bien compris, à mon avis, par les militants et les abstentionnistes, malgré les hurlements prévisibles des sociaux démocrates.
Je pense même que le Front de Gauche est en retard sur l’opinion publique. Le PCF doit relire sa propre histoire et le Parti de Gauche ne pas craindre d’afficher clairement la sortie de l’euro. Ils décolleront électoralement le jour où ils auront un discours net sur cette question.
Si le Parti de Gauche insiste sur la rupture avec l’euro, cela ne marquerait-il pas la fin des relations avec le PCF, trop dépendant du PS ?
Le PCF est dans une position très compliquée. Ses ressources financières et matérielles émanent des élections locales et donc de ses accords avec le PS. Mais cette crainte de couper le cordon est tragique. A mon sens, c’est l’origine du score de Marie-George Buffet en 2007 : 1,93% et un parti qui ne pèse donc presque plus rien au niveau électoral.
Il y a eu un sursaut avec l’élargissement et la candidature de Jean-Luc Mélenchon mais il va falloir que le Front de Gauche confirme qu’il est prêt à rompre avec la social-démocratie. Tant que la situation ne sera pas tranchée par le PCF, le Front de Gauche restera suspect.
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